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24 avril 2009

Comme un spectateur, à Strasbourg

Je remets les pieds et toute ma carcasse à Strasbourg. Ça fait trois ans que je n’y suis pas allé. J’aurais bien photographié le parlement européen — l’architecture de ce genre de bâtiment est toujours tristement significative ; mais je suis de sortie en famille et ce n’est vraiment pas un endroit où traîner un enfant. À peine sorti du tramway, je photographie donc la cathédrale entourée de touristes gras et bruyants, de vendeurs de fausses Rolex noirs. Le soleil de midi cogne pas mal les caboches : je m’engage dans un maigre couloir, entre terrasses encombrées, passants à contre-courant et étalages de bracelets en cuir à votre nom.

Plus loin, je découvre dressés dans la rue des miroirs en forme de silhouette humaine — on dirait quelque carton grandeur nature de héros de cinéma. En lettres rouges, je lis sur les silhouettes : « Acteur ou spectateur ? » ; par chance, je ne m’approche pas assez pour voir mon propre reflet. Au-dessus du slogan, le logo de Médecins Sans Frontières. « Oh ! Punaise ! » lâché-je avec dégoût. Quelle obscénité ! « Ça vous intrigue, Monsieur ? » Je me retourne vers un digue en polo blanc au même logo. Une vraie tête de salopard. « Non, lui réponds-je. Ça me fait mal. » C’est en effet dégueulasse comme procédé. Ne sera-t-on jamais généreux que parce que l’on se sent coupable ? N’accordera-t-on jamais confiance à ce genre de maquereau que parce que l’on se sent égoïste ? Il faut toujours que se pointent ce genre de connards à petite bite et bonne conscience pour vous empoisonner la vie. J’aurais pu lui dire qu’il y a quelques jours, ici même, les leaders du Monde Riche s’étaient demandé si attaquer l’Iran ne serait pas un bon remède contre la crise, et que son Kouchner sans frontières en ex-chef est l’un des plus fervents partisans de cette idée… La guerre, c’est mal, ça tue les ch’tits nenfants ; la guerre, c’est mal sauf lorsque elle est faite par les Etats-Unis ou Israël — naturellement. Mais les racketteurs de ce genre sont soit complètement dégueulasses soit complètement abrutis — et souvent les deux à proportion égale. Inutile donc d’argumenter. Tandis que je m’éloigne, le digue me lance d’un ton énervé : « Hé Monsieur ! Alors vous êtes un spectateur ! » Et il pointe sa silhouette en miroir du doigt. « Oui, je suis un spectateur, réponds-je avec mépris. Et vous, vous êtes UN ACTEUR ! » Ça lui a bizarrement cloué le bec, au comédien sans frontières. — Un acteur du mal, ajouté-je pour moi-même, avec une emphase assez ridicule.

Je passe le reste de ma journée strasbourgeoise à photographier les immeubles et me faire alpaguer par les mendiants, les pétitionnaires et les tapeurs de clope. J’oppose un refus poli mais résolu à chacun de ceux-là. L’un des mendiants, neuf ans tout au plus, me montre le ciel du doigt et insiste et insiste et insiste — non, lui réponds-je, non, non. Il s’en va en me tirant la langue. La pétitionnaire soupire car je ne daigne pas m’intéresser à son association pour les enfants SDF. Enfin, un tapeur de clope m’appelant « Chef » me propose de m’acheter la cigarette que je suis trop « ric-rac » pour donner. Non, lui dis-je, avant de me faire de nouveau héler par une ado à iPod dont la voix et la musique se déplacent comme une onde de choc...! Il est décidément difficile de connaître un moment paisible à Strasbourg, aujourd’hui.

Rentré chez moi, Microsoft Messenger, je raconte ces pathétiques petites aventures à un ami. Je dis qu’il me faudrait grandir et digérer mon amour déçu de l’humanité. Sinon je vais finir par haïr tout le monde.
« Je crois que nous ne sommes pas dans une période propice pour avoir foi en l’humanité, me dit-il, mais il y a des gens qui valent le coup.
— Oui, réponds-je. Mais le particulier ne décide pas du général, je ne vais pas te l’apprendre. Les quelques individus valables ne sauvent pas l’humanité.
— Je vais faire mon dialecticien, en disant que l’humanité est davantage accomplie chez certains que chez d’autres. »
Y a-t-il beaucoup d’acteurs parmi ceux-là ?

 

© Simon Gris | http://www.simongris.com | simon.gris@laposte.net