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9 mai 2007

Je suis un artiste général

Nous vivons dans un monde de spécialistes et d’experts. Sous caution du cursus légitime et fort de l’expérience acquise, chacun rend son jugement et exerce son autorité dans son cadre de compétence préalablement défini. L’art n’échappe pas à ce caractère de l’époque.

Lorsque je rencontre de nouvelles personnes et que naturellement elles me demandent ce que je fais dans la vie, je leur réponds très simplement que je suis artiste. Cette question m’a longtemps embarrassé car je n’ai jamais aimé mettre en avant mon anticonformisme. D’une part, car cet anticonformisme a pour effet de concentrer l’attention sur moi ce qui rend nécessairement l’autre moins présent, sa rencontre plus difficile ; d’autre part, car le statut d’artiste ne semble ni sérieux ni crédible lorsqu’il n’est ni accompagné d’une reconnaissance publique ni régulièrement rémunéré, ce qui est une position désagréable à tenir aux yeux de personnes inconnues. Depuis, j’ai appris à ne plus me soumettre à ce préjugé ordinaire en évitant de susciter son expression au moyen de pirouettes ; j’assume donc publiquement d’être un artiste précaire, je le revendique même au risque de compliquer ma rencontre de l’autre.

Donc, je suis artiste. Une fois ce gros mot lâché, mon interlocuteur me demande systématiquement de préciser dans quel domaine. Je réponds donc : dans tous les domaines. Dès lors, mon interlocuteur a l’une ou l’autre des réactions suivantes : soit il prend ma réponse comme un signe de mauvaise volonté et l’échange s’arrête ici – à moins qu’il ne trouve l’information suffisante à l’établissement conventionnel du lien social ; soit, plus curieux, il marque une certaine surprise, généralement dubitative, et après m’avoir fait énumérer les activités artistiques auxquelles je me livre, il reformule sa question ainsi : oui, mais quel est ton domaine de prédilection ?

Ce genre d’échange a lieu avec des personnes qui ne sont pas artistes. Au mieux, il aboutit à une discussion sur les difficultés pratiques et formelles de ma situation : comment percer, comment dénicher des contacts – ce genre de détails circonstanciels sans grand intérêt.

Lorsque je rencontre des artistes, ils sont généralement spécialisés dans une branche (musique, littérature, photo). Ensemble nous discutons principalement, voire exclusivement, du domaine artistique que nous avons en commun. Parfois des liens amicaux naissent de notre rencontre. Je suis alors surpris de voir que ces amis artistes vont me considérer avant tout comme un musicien ou comme un photographe, relayant mes autres modes d’expression dans le champ des activités secondaires ou des hobbies – c’est aussi qu’on pense inconcevable aujourd’hui d’avoir du talent dans plusieurs domaines. Je tolère assez bien cette réduction. Pour autant, les discussions plus poussées que nous avons sur le domaine choisi ne sont que rarement satisfaisantes. Elle tournent en effet autour de questions techniques relatives à la manière de créer, au savoir-faire et aux outils disponibles : le comment et non le quoi. Et lorsque j’aborde la question du quoi, il est souvent difficile d’échapper à une considération binaire du système, c’est-à-dire à sa condamnation sous le seul prétexte que l’on se trouve pour l’instant du mauvais côté de la barrière.

Pourtant, les artistes que je rencontre ont généralement du talent. Seulement, ce sont des spécialistes. Ils sont donc conformistes et parfois sectaires. Très sûrs d’eux sur ce qu’ils maîtrisent, ils refusent de s’intéresser à ce qu’ils ne maîtrisent pas – ce n’est pas de leur compétence, cela ne les concerne pas. Cette attitude colle très bien à l’air du temps. Chacun travaillant dans son domaine réservé participe à la construction de l’esthétique dominante, ce zapping-patchwork qui, créant moins de l’art que des produits de consommation, se met au service, zélé et inconscient, du système en place. Sortis de la totalité, ils servent la consommation détaillée et individualiste. Ils quittent donc l’Histoire pour se réfugier dans l’histoire de l’art, la spirale des références et des influences ; ils croient pouvoir devenir géniaux ou visionnaires en se hissant à la hauteur anachronique des grands artistes d’autrefois. La question n’est plus de trouver la mission de l’artiste aujourd’hui mais d’analyser comment les artistes ont fait hier pour le devenir. Car l’artiste ne participe plus que du cycle des phénomènes de mode dont la dialectique se construit autour des pôles branché-ringard. C’est en fait une entreprise de recyclage ou remise au goût du jour. En ce sens, il n’y a plus de création, la finalité de l’artiste est le succès, la gloire, la respectabilité sociale, la montée dans la hiérarchie. C’est ainsi qu’on se détourne de l’objet réel de l’art – qui est, à mon sens et avec un peu d’emphase, d’être l’âme du monde et de l’époque – et que l’on arrive à la conception d’un arrivisme dans la branche socioprofessionnelle de la création : l’art est une profession libérale comme une autre.

Parallèlement, les artistes contemporains reconnus qui conservent le privilège d’être parfois polyvalents se sont complètement coupés du grand public et ne restent liés qu’aux riches collectionneurs. Ce rapport exclusif de l’artiste avec l’élite a pour conséquence fatale de l’emprisonner dans la logique du marché de l’art. De là, il ne peut plus être pertinent car son intelligence ne s’adresse qu’aux dominants, ceux qui bénéficient de l’ordre des choses. Ainsi toute provocation, toute contestation est stérilisée d’emblée, lorsqu’elle ne devient pas tout simplement contreproductive : au niveau individuel, l’acquéreur d’une œuvre audacieuse pourra se flatter d’un goût supérieur à la moyenne et d’un esprit d’indépendance et de rébellion ; au niveau général, la société continuera d’intégrer dans son propre système sa propre contestation, y compris au niveau des acteurs considérés comme les plus libres.

Car c’est là que se trouve l’enjeu de la spécialisation des individus jusqu’aux artistes. La seule grille de lecture globale qui demeure, la seule autorité qui guide le monde et l’époque, et donc la seule chose qui reste généraliste : c’est le marché.

Eh bien, moi, je suis un artiste général. Comme un médecin et comme un officier. J’aspire à une vision générale du monde et de l’époque. Je sais que c’est au prix de n’être jamais le numéro un d’une spécialité. Je m’en fiche. Je ne veux pas être parfait. Je veux être total.



2 commentaires:

jnp a dit…

Bonjour Simon - question artistes, anciens ou nouveaux, classiques, contemporains ou généraux, ceux que j'aime pour ce qu'ils font parlent généralement de façon compréhensible, et je n'ai pas eu de mal à comprendre ce que tu écris ici.
Amicalement

Anonyme a dit…

La faim des moyens.

"Le succès, c'est ce qui permet à un artiste de travailler et de gagner sa vie". (Vanessa Paradis.)

Travailler pour atteindre le succès qui permet qu'on fasse appel à vous pour travailler, gagner sa vie, puis travailler à ce que cela dure.

La quête éperdue de l'or…
Les Indiens d'Amérique du sud étaient tentés de croire que les conquistadors devaient le manger tant ils en demandaient au mépris de toutes vies.
Le succès des expéditions espagnoles était mesuré au poids de l'or rapporté.
Le succès d'un travail « artistique » est mesurable à son espace-temps médiatique. Scintillant et dangereux à la fois pour ceux qui le portent, rassurant pour ceux qui l'admirent et périlleux pour ceux qui le portent mal. On ne change pas de succès comme de chemise, c'est la sa limite, son piège. Les contours du succès sont codifiées par ceux qui en vivent sans le porter mais dans ses vagues sans s’y noyer, puis ceux qui l'admirent sans en vivre. Le succès doit rapporter longtemps et le plus possible, dans ce dessein, il est souhaitable que sa « cargaison » change peu pour satisfaire le plus grand nombre, et le plus grand nombre, ça prend du temps! Autrement dit le porteur de succès a tout intérêt à s'embourgeoiser dans un profil, une figure de style à capitaliser, jusqu’à se dire, les mains sous le robinet doré :
« Le style, c’est l’autre ! »
Evaluer les actifs du show business et ceux de l’art dit contemporain est une sensible question puisque le confidentiel croise aussi la masse quand le parfum du scandale ou celui de l’argent s’en mêle ou se mélange.
Sinon, tout le monde s’en fout !
Sauf où des pépites miniatures remuent leurs résistances par-dessous les moyens de la faim.

http://fr.youtube.com/watch?v=D33XSldDG2E

 

© Simon Gris | http://www.simongris.com | simon.gris@laposte.net